Introduction à la publication sur le web de l’article La condition œuvrière de Yovan Gilles paru dans la revue Les périphériques vous parlent en 2006.
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L’art est l’activité vivante qui confère un devenir au sujet dans la temporalité propre à une Å“uvre s’accomplissant dans quelque domaine que ce soit.
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La proposition ces temps-ci d’un revenu de base a le mérite de chahuter un imaginaire social qui bien souvent amalgame le travail (l’activité humaine transformatrice et auto-transformatrice) à l’emploi (le statut), qui est encore perçu comme un contrat de subordination.
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Que l’on soit pour ou contre cette proposition, elle invite, à vrai dire à porter un regard lucide sur les évolutions actuelles du travail, qu’il s’agisse du travail humain ou de celui des machines : les mutations effectives avec de nouvelles formes de contractualisation, de rémunération et d’auto-organisation temporelle. Ces évolutions dérivent ou sont impulsées par la révolution digitale et numérique, robotique et l’automation.
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Plus largement encore, si l’on considère un tel revenu inconditionnel, des analystes scientifiques s’accordent à dire que, tant que les individus tireront leurs revenus des activités professionnelles obligatoires, avec l’illimitation du travail que cela suppose, il sera impossible de lutter contre l’emballement climatique.
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Parallèlement, le scandale moral que représenterait pour la majorité la rémunération universelle et sans contrepartie du « non-travail » attise la principale réticence, mais qui est loin d’être la seule. C’est d’ailleurs pour cela qu’un revenu similaire en 1989 devint un RMI avec une clause de conditionnalité d’insertion qui le rendît acceptable, avec son prolongement actuel mais rogné : le RSA.
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A vrai dire, plus que la « raréfaction » du travail, ce qui est menacé aujourd’hui et exposé à la précarité, n’est-ce pas plutôt  l’emploi salarié classique né du taylorisme ? N’est-ce pas aussi la mise en cause d’une domination – jadis sans partage – d’une organisation de la vie sociale fragmentée, segmentée et clivée entre espace du travail et des loisirs, chômage et vie active, production et consommation (compensation), privé et public, intime et collectif… ?
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Aujourd’hui, la part de réalisation et d’expression de soi, et d’implication des personnes dans le travail autour d’objets et d’horizons communs, apparaît de plus en plus désirable et nécessaire, et pas seulement dans le champ des professions qualifiées et « privilégiées ».
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De la même façon, il est de plus en plus difficile pour l’individu d’être traité et perçu comme une ressource humaine, une utilité ou un corvéable à merci dans des contextes de travail où les spécificités s’affirment sur les spécialisations. C’est la personnalité humaine dans sa singularité qui s’accommode de plus en plus mal de sa dilution dans un travail qui serait purement fonctionnel, dont le mobile serait principalement les gratifications salariales, sans nier leur importance bien sûr.
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Ces considérations  ouvrent aux prémices de ce que j’ai appelé la condition Å“uvrière (contraction d’Å“uvre et d’ouvrage).
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Le néologisme d’ouvrier exprime que l’activité artistique n’est pas réductible et imputable au seul secteur culturel : elle embrasse le travail humain lui-même. A la question : « qu’est-ce que l’art ? » Auguste Renoir répondait : « Je n’en sais absolument rien. En tous cas ce n’est pas un métier, c’est la manière personnelle et singulière d’exercer n’importe quel métier ».Â
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De semblable façon, Michel Foucault déplorait que, dans la perception diffuse de l’artistique, l’esthétique de l’objet occulte « l’esthétique du sujet ». Parler d’esthétique du sujet, c’est étendre la créativité à la vie sociale dans son ensemble. Cette manière transversale et décloisonnée de voir est hélas ! souvent mise à mal quand on parle en effet « des artistes ». Ces derniers auraient le monopole de la créativité, du moins en seraient les détenteurs électifs.
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Ne faut-il pas s’étonner d’autre part que, lorsque nous évoquons la production, nous insistons sur le produit, et guère sur le sujet qui le produit. La production du produit se double d’une production du sujet dans une relation à l’autre.  Sur ce dernier aspect, sa relation devient à ce point si cruciale  – à notre insu même – que l’acronyme DRH muté en Direction des Relations Humaines, n’en serait que bénéfique et pertinent.
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Depuis le 19ème siècle nous référons principalement le travail aux satiétés du ventre, au pouvoir d’achat qu’il autorise, à la dimension sacrificielle et moralisatrice du mérite et du commandement. Or, nos modes de production  sont parvenus aujourd’hui dans les pays industriels avancés (et ailleurs sous d’autres formes) à un tel point de sophistication, que nous aurions tort de négliger les opportunités qui s’offrent à nous pour, au contraire,  vivre et penser le travail d’une façon plus libératrice et vivante.Â
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Y.G.
La condition œuvrière
Nous traversons un contexte où les menaces qui pèsent sur le droit social accusent la crise de sens qui frappe la valeur du travail et le travail comme valeur. Les espoirs placés dans la libération du travail salarié sous la forme d’un contrat de subordination, qu’ils soient illusoires ou fondés, n’en rendent que plus aiguë la question de la production de soi que l’activité artistique, par sa dimension émancipatrice, contribue à éclairer.Â
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Le mont analogue – Alkhemia
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Fabulons, pour commencer. La montagne prodigieuse qui apparaît à l’aventurier en plein océan, à une heure indécise, par la grâce d’une certaine cambrure de l’espace et du temps, voilà l’obscur objet du roman de René Daumal Le Mont Analogue. De quoi le mont est-il l’analogue pour celui qui se met en quête de le toucher du regard, puis d’entreprendre de le gravir, après avoir accosté sur une île où des voyageurs venus des confins du monde échouent, dans l’écume des temps, à transformer leur désir en conquête? Pourtant, tous ces audacieux, tutoyant la mort, entre naufrage et découverte, s’y rejoignent comme dans un pays natal qui ne les a pas vu naître, mais qui les révèle à eux-mêmes en véritable matrie des œuvriers du vertige.
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Imaginez une montagne, avoisinant le bleu du ciel, à la présence toute magnétique et dont nulle carte ne mentionne l’existence: un babel de rocs auréolé d’un enfumage glacé qui empêche d’en apercevoir le sommet; une cime qui aiguille en chacun le désir d’une ascension indéfinie dont le récit ne livre ni l’enchaînement ni le secret; une paroi incommensurable dont aucun homme n’a pu jauger l’altitude, mais qui néanmoins culmine dans une zone d’occultation géologique; un accident monumental de l’univers physique entraperçu fugacement à la faveur d’un pli dans la réalité océano-athmosphérique aux lueurs du crépuscule.Â
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Daumal, à travers un roman dont l’inachèvement est allusif, fait un détour par l’alpinisme pour nous parler de l’art, dont il affirme qu’ »il est l’accomplissement d’un savoir par une action »; un savoir qui ne peut être délié du corps et dont le motif est sans doute l’expérience de l’impossible.
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De même que le sommet du Mont Analogue s’éloigne à mesure qu’on l’approche, un Tyrolien remarquait que « plus on regarde un mot de près, plus il vous regarde de loin », comme la cime s’estompant à proportion de l’effort débauché pour l’atteindre, sans espoir d’apogée. Et le mot art, à l’égal de l’activité qu’il dénote, sans doute plus qu’un autre. Ce qui, au demeurant, n’ôte rien à la précision sibylline de la formule de Daumal en ce qu’elle étend les applications de l’art et de la poésie bien au-delà du seul domaine de la production d’œuvres de l’esprit et de la sensibilité.
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C’est l’œuvre qui donne à l’art sa réalité. Une œuvre constitue à la fois un résultat, qui a valeur de preuve, et en même temps toujours une limite. Une limite, dans la mesure où le mouvement en elle de la créativité coagule, croit-on, en un produit achevé et stabilisé de l’esprit humain parvenu à ses fins.
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Mais il n’en est rien. L’œuvre est l’essai indéfiniment tenté, la chance provoquée, l’investiture du hasard que dévoile, entre autres, un film comme Le mystère Picasso de Clouzot. Le spectateur y découvre le peintre au travail, introduit dans les coulisses d’un acte créateur en proie à des voltes ivres, suivant à la trace ce crayonnage instinctif, mais en même temps venu de loin. Le saisissement ressenti à la genèse de l’œuvre se faisant est suggéré par ce geste qui, débordé, se saborde, se déprend soudain d’une évidence trop plastiquement heureuse; la main, raturant alors, effaçant, semant un désordre à l’instant même ou notre attente intriguée misait sur une touche finale de Picasso.
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Autopoïèse
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Le procès de créativité lie sans qu’on puisse les dissocier la production de l’œuvre et la production de soi. C’est cependant une chose très mystérieuse à percevoir, de nature plus intuitive et ressentie que conceptuelle. Ce « soi » est très personnel et, en même temps, impersonnel. En tout cas, l’activité poétique1 possède un caractère de transmutation qui, dans une obscurité entretenue, a notoirement culminé chez les thaumaturges de la Renaissance avec l’alchimie opérative. A toute opération sur la matérialité du monde correspond un analogue dans l’opérateur lui-même. C’est par là que les pratiques expérimentales créent des objets par lesquelles le sujet connaissant se transforme à son tour.
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De même que le monde objectif et matériel n’est pas un dehors dont il faudrait pénétrer les secrets et les lois, le sujet n’est pas non plus le lieu de l’intériorité, cette petite copule impénétrable du moi. Pourquoi? Parce que le dehors et le dedans, l’intérieur et l’extérieur ne constituent pas les données d’une séparation, mais les variables d’une co-évolution du monde et de la conscience.Â
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C’est ainsi, qu’au final, le sommet du Mont analogue est le seul à se dresser sur la terre que l’alpiniste des massifs organiques conquiert, sans jamais parvenir à se hisser à sa hauteur. Paradoxe? Le désir, à vrai dire, n’est jamais en mesure de s’atteindre lui-même. S’il y a un objet du désir, le sujet est toujours dépassé par cet objet, lequel ne cesse de le devancer. Cette frustration, il est vain de vouloir s’en débarrasser. Si elle n’était aussi mordante, l’individu ne serait pas poussé à en savoir et à en apprendre davantage, pour dépasser ce qu’il sait, là où le conduit une recherche inassouvie, pénétrant à chaque fois dans une lumière plus dense que la nuit.
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En parlant d’art et d’alpinisme, j’ai à l’esprit des questions concernant ce qu’on appelle le travail, le travail entendu comme production de soi, ce travail qu’on fait parce que, ne pas le faire, au-delà du calcul ou de la reconnaissance, c’est manquer un rendez-vous avec le désir. Une telle acception du travail est certainement, comme le Mont analogue, inaccessible aujourd’hui à la majorité des populations mises au travail. Elle n’est peut-être même pas recommandable et tout à fait contre-productive dans un contexte où le désir en politique a comme borne l’obligation supérieure faite aux mortels de « perpétuer l’espèce » (position atterrante exprimée récemment et le plus sérieusement du monde par un politique de renommée nationale qui faisait état de son hostilité au mariage entre homosexuels).
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Quoi qu’il en soit, on dit d’un salarié/travailleur/employé qu’il est « libre » en dehors de son temps de travail comme on l’affirmerait d’un otage ou d’un détenu. Cette tournure trahit la prépondérance de la contrainte au travail dans la vie sociale. Elle astreint l’individu à trouver, sinon son bonheur, du moins du délassement, dans les interstices du loisir et des jours chômés comme, dans un ciel de plomb, les nuages laissent filtrer par intermittence des éclaircies avaricieuses. Cette condition apparaîtrait dans toute sa brutalité si elle n’était vécue comme inhérente à la vie, comme le sont le cycle indéfectible des saisons ou la rotation de la terre autour du soleil.
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Le destin du sujet reste de pourvoir à ses besoins en travaillant. Rien d’original à ce jour, même dans les pays dits « riches » qui, à défaut de connaître le don, pratiquent le gaspillage. On objectera que le travail, c’est autant de peine que de plaisir, même si ce plaisir enchaîne comme à une drogue. Mais quelle que soit la nature des buts qu’il sert, le sens et la valeur qu’il revêt à nos yeux, le travail a pour nous le visage de l’austérité, même si cette austérité est la source principale de notre légitimité à l’existence. Par lui, nous nous acquittons d’un devoir et, à moins de se mentir à soi-même, il ne laisse pas d’autre choix à la liberté que de négocier avec lui. Sauf à considérer le sort marginal de privilégiés bien nés, le non-travail est sanctionné par un dénuement qui flirte avec la déchéance et la mort sociale.
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Travailler, c’est se rendre utile aux autres et à soi-même. Le salarié, en subvenant à sa survie, nous soulage de la charge que ferait peser sur nous son non-travail. Le travail des uns est de la sorte justifié par le préjudice coûteux que fait peser sur la société l’oisiveté des autres. La hargne avec laquelle on veut remettre les chômeurs au travail par tous les moyens possibles, y trouve son explication.
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C’est ainsi que le travail définit l’utilité sociale de la personne. Ce qui implique que le droit au travail a nécessairement pour corollaire un devoir d’employabilité qui, en garantissant la réciprocité du rapport contractuel au travail, scelle une souffrance en même temps qu’un pacte social qui, s’il n’existait pas, nous en convenons aisément, laisserait le champ libre à des fléaux sociaux plus intolérables encore. Autre paradoxe.
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En participant à la production de la richesse commune, l’individu bénéficie d’avantages qui le protègent en retour de l’insécurité salariale. Toutefois, et c’est là un litige politique d’envergure, chacun n’est pas égal devant la nécessité qui l’oblige à travailler. Et c’est bien sûr ce qu’occultent les ultralibéraux qui, convaincus que la vie est régulée par une concurrence aride pour la survie, procèdent à une mise en équation douteuse entre travail et réussite sociale qui n’a jamais marché tout en représentant un leurre persuasif à toute vélléité de sortie de la société salariale.
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On peut en discuter, mais le satyre Silène n’aurait pas désavoué l’idée d’une société vraiment juste qui permettrait à cent mille chômeurs (appelons-les les intermittents du désœuvrement), tirés au sort chaque année, de vivre rondement aux frais de la République et de la dépense publique. Nos institutions leur dispenseraient de quoi subvenir aux caprices de l’instant, on se montrerait indulgent pour les vices où les entraîne cette faveur. Une telle vacance stimulerait sans doute chez eux l’aptitude au non-travail qui est l’essence du vrai travail. Nous serions nombreux, au cas où une telle mesure était adoptée, à fêter l’avènement d’une société aristocratique populaire par rotation. Or il n’en est rien. Qui l’eût cru ?
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A vrai dire, la majorité ne se résignerait pas au travail si cette contrainte ne s’accompagnait en même temps de la promesse de jouir de ses fruits dans un espace de réparation où profiter des récompenses qui gratifient les méritants et où, ce qui nous manque d’un côté est compensé par ce qu’on obtient de l’autre, permettant ainsi de supporter un sort qui n’est pas choisi.
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Les grandes religions du salut, pour justifier les abstinences et les renoncements aux rondeurs de la vie, s’évertuent à signifier à la piétaille, que tout ce dont elle se prive, elle en jouira plus tard en accédant à un paradis dont la prodigalité valait bien la peine de la patience et du sacrifice. Le sacrifice raisonnable est consenti au nom d’un bonheur toujours différé, mais qui n’en procure pas moins un véritable pouvoir sur les autres dans le cadre de la vie sociale et qui, quand bien même nous jugeons qu’il est incapacitant du point de vue du désir, est cependant réel au regard des prérogatives qui lui sont attachées.
Et parce que, comme disait Guy Debord, « dans un monde renversé le vrai est un moment du faux », le plaisir, quant à lui, participe également du travail ingrat. Mais à ceci près qu’il dérive d’une acceptation de la contrainte au travail pour des fins extérieures au travail lui-même, sous la forme de gratifications salariales qui nous dédommagent. Pourtant, la distinction entre le travail « aliénant » et le travail « choisi » est malaisée, j’y reviendrais, et demande à être nuancée dans la mesure où la subordination au travail est acceptée comme le symbole même des libertés qui en dépendent, chèrement acquises au demeurant, fruits de luttes, de rapports de forces mais aussi de compromis compromettants qu’on le veuille ou non.
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L’indécence du principe de plaisir
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Evoquer le plaisir dans un travail influence certainement la façon dont ce dernier est tenu pour sérieux. On peut préjuger que le travail artistique n’est pas un vrai travail parce qu’on lui associe la liberté du jeu, l’expression de la sensibilité et la comédie des hasards. Il est des jeux plein d’innocuité et il en est de tragiques comme la guerre ou l’art. Ce dernier, à la différence de la guerre qui fait désespérément mal, nous donne la mesure d’une liberté à conquérir; non la liberté sans épreuve qui, comme la joie, peut être imbécile, mais la liberté vacillante et fragile dérivant d’un rapport à l’obstacle surmonté ou déjoué.Â
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Dans les mentalités, libérer l’homme du travail dénote une certaine disposition coupable au plaisir qui irrite les sensibilités à droite comme à gauche, pour des motifs différents du reste. Plus généralement, la suffisance d’un principe de plaisir est généralement exécrée dans une société où la pénibilité du travail représente le gage de sa valeur. Plus un emploi accable, plus le salaire de qui supporte cet effort est justifié, même quand le salaire misérable qui l’évalue en accuse l’insignifiance. Sans ignorer que le travail sous-qualifié, particulièrement florissant aujourd’hui, voue celui qui y est condamné à une détresse morale supplémentaire, accentuée par le mépris que la société contient mal pour les emplois dénués de valeur immatérielle à l’ère du « général intellect ».
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L’assiduité au travail martèle la bonne volonté de celui qui perçoit un salaire à la condition de le mériter. L’individu doit faire la preuve qu’il ne travaille pas pour se faire plaisir mais pour répondre aux attentes d’employeurs qui s’appliquent en plus à lui faire comprendre qu’ils lui rendent service parce que, dès lors qu’il fait partie des actifs, il s’acquitte justement du principal devoir qui conditionne le fait qu’il ait droit à des droits.
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Cette question du plaisir n’est pas innocente. On peut débattre longuement sur la nature du plaisir. Il n’est pas étranger à la pulsion destructrice. Le plaisir éprouvé par le christ sur la croix n’est pas moins réel que celui des nouveaux martyrs qui se donnent à des mortifications explosives confinant à l’extase.
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Le plaisir se fond aussi aux joies de la consommation et des gratifications salariales.
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Mais, pour ce qui nous concerne, restons-en à la maxime qui énonce qu’on ne travaille pas pour se faire plaisir. Le plaisir apparente un travail au loisir. A titre d’exemple, les ponts d’or dont profitent les vedettes du sport et du show business creusent de façon spectaculaire le fossé qui sépare les enrichis et les appauvris. Les récriminations à l’encontre des capitaines d’industries et des patrons surpayés sont notoires aussi, mais à ceci près qu’elles relèvent pour les mouvements sociaux d’un débat sans arrière-pensée sur les inégalités de revenus et les injustices sociales qui en découlent. Dans le premier cas, le caractère choquant d’un enrichissement que rien ne saurait justifier réside dans la dimension ludique des activités que le haut salaire rétribue. L’opinion sous-entend par là que la marque du plaisir est sa gratuité exemplaire. D’où scandale, à moins que les sportifs honorent le drapeau national par des victoires qu’on exige d’eux de façon sommatoire. De même, les réticences de l’opinion à adhérer sans réserve à la lutte des intermittents du spectacle, à la différence de celles des agriculteurs, des sages femmes ou des victimes des plans sociaux dans l’industrie, tiennent essentiellement au fait que, tout ce qui touche à l’art pue l’encens du luxe, du superflu, de l’inutile. Cette idée reçue, sous-estimant par ailleurs la situation réelle d’un prolétariat poétique, encourage la sympathie pour des revendications catégorielles dont l’utilité sociale apparaît avec plus d’évidence que celle des « artistes ».      Â
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Les modalités de vie qui président à la production non-utilitaire irritent, du moins tant que la société ne leur délivre pas une reconnaissance statutaire certifiée par un gain. Le travail subjectif inqualifiable, mais non pas non-qualifié, sera reconnu à partir du moment où il est récompensé par un salaire comme tout travail doit l’être pour être considéré.
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Le salaire constitue aujourd’hui la principale raison sociale du travail tant que l’on assimile du moins travail et emploi. On se refusera à décerner le titre de profession à un travail non-rémunéré. Il est déclassé aussitôt au rang d’une activité dilettante. La notion de profession, en amalgamant souvent à tort statut et compétence, induit une appréciation sur la qualité du métier exercé. En réalité, elle révèle le dédain en laquelle est tenue l’activité non-rémunérée, même si ceux qui la font en pure perte, sont souvent capables de le faire avec le même, sinon davantage de professionnalisme, que les professionnels patentés. Ainsi, dans les mentalités, la caution morale que représente la valeur du travail/emploi prime sur le contenu de l’activité elle-même. La qualité et le sens d’un travail sont ainsi recouverts par la référence exclusive au revenu.
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Une parenthèse à ce point. L’économie ne se préoccupe pas du néant de ses Å“uvres, la pétulance du vide s’y confond avec le cliquetis rageur des espèces sonnantes. A cela que l’exigence de croissance ne recule devant rien si elle aboutit à l’expansion indéfinie de services et de besoins trouvant acquéreurs. De la même manière que ce qui se vend ou fait vendre est devenu le critère de la moralité des affaires, n’importe quelle aptitude humaine doit être transformée en emploi. Lubies et hobbys se doivent de devenir lucratifs, et peu importe qu’ils déclinent des professions farfelues comme psychanalystes pour chats, resocialisateurs d’animaux de compagnie, thérapeuthes orthophonistes pour végétaux ou galeristes spécialisés dans l’art excrémentiel… Au bout du compte, comme le souligne André Gorz, la personne est aujourd’hui incitée à se percevoir elle-même comme capital, de telle manière que l’autoexploitation de l’individu par lui-même remplace peu à peu l’exploitation du travail humain par le capital. Il s’agit là d’un détournement assez éloquent de la production de soi. Comme le dit encore André Gorz : « la production de soi a perdu son autonomie. Elle n’a plus l’épanouissement et la recréation de la personne pour but, mais la valorisation de son capital humain sur le marché du travail. Elle est commandée par les exigences de « l’employabilité » dont les critères changeants s’imposent à chacun. Voilà donc le travail de production de soi soumis à l’économie, à la logique du capital. Il devient un travail comme un autre, assurant, à I’ égal de l’emploi salarié, la reproduction des rapports sociaux capitalistes. Les entreprises ont trouvé là le moyen de faire endosser « l’impératif de compétitivité » par les prestataires de travail, transformés en entreprises individuelles où chacun se gère lui-même comme son capital. »
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La production de soi : une notion subversive et subvertie
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Faire état d’un travail gouverné par le principe de plaisir et l’autre soumis au principe de réalité, ce n’est pas opposer naïvement liberté individuelle et sujétion sociale. Rappelons ce paradoxe, à savoir qu’on se libère aussi du travail en travaillant. Opposer au travail contraint l’épanouissement personnel est un argument sans doute insuffisant s’il s’agit de formuler une pensée politique de la production de soi capable d’atténuer la domination du rapport salarial au travail. D’autant plus, qu’il paraît difficile à première vue de distinguer entre le travail aliéné aux buts de la société salariale et le travail qui en est libéré. La production de soi s’est déplacée aujourd’hui du travail vers la consommation, ce qui rend le problème encore plus épineux. Sans compter encore que, dans bien des cas, le travail contraint est préférable à l’angoisse éprouvée par l’individu en situation de non-emploi, car il demeure la source principale de l’estime de soi, la condition d’intégration au monde normal et le seul rempart à l’incertitude matérielle.
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La notion d’aliénation évoquée succinctement n’est plus guère en vogue dans les terminologies idéologiques actuelles. Elle est sans doute à manipuler avec précaution. Si elle a le sens de « céder sa liberté » en échange d’un avantage ou d’une soumission, on peut se montrer réservé quant à sa signification littérale et radicale: « devenir autre ou être étranger à soi-même ». Surtout si on a à l’esprit l’affirmation rimbaldienne « je est un autre » qui ouvre à la conscience des horizons qu’elle ne se reconnaît pas, mais qui la prolongent et la réalisent dans un rapport à l’altérité, l’autre qu’on découvre en soi et le soi qui n’existe que dans une relation à l’autre.
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Tout ceci pour dire que la valeur « travail » est ambivalente en ce qu’elle en réfère à des réalités contrastées. En théorie comme en pratique, la production de soi pose des problèmes ardus dès qu’il s’agit de préciser la nature des alternatives qu’elle offre concernant d’autres manières de vivre et de produire. Il faut reconnaître, dans la perspective ouverte par Hegel et Marx, que l’autopoïèse privilégie une valeur anthropologique et sociale du travail qui prime sur sa fonction économique en prenant ses distances avec la conception instrumentale du travail: le travail pour lequel je suis un moyen et qui est seulement un moyen pour moi.
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Mais c’est à juste titre qu’Alain Caillé prévient du danger qu’il y aurait à percevoir la production de soi comme une forme d’autisme, d’assoupissement dans l’égoïsme, rejetant la valeur sociale d’un travail qui, même s’il est assujettissant, n’en permet pas moins la participation de l’individu à la vie de la cité par son pouvoir d’objectivation, empêchant ainsi la réclusion du sujet dans la sphère privée.
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La production de soi, dans sa formulation même, peut susciter des malentendus qu’il s’agit d’éclaircir tant il est exact que les attaques portées contre la société salariale peuvent alimenter des convictions glauques. Quand Christine Boutin élève une voix originale et dissonante sur la nécessité de statuer sur des activités socialement utiles qui inscrivent l’activité de la personne en dehors des critères de reconnaissance salariale, son analyse est pertinente, mais la nature des mesures qu’elle propose dévoilent vite l’inanité d’une pensée politique familialiste qui veut ramener les femmes au foyer, en rémunérant l’activité domestique dont le travail salarié les avait justement éloignées et libérées à sa manière tout au long du XXème siècle.
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A ce point, je ferais plusieurs remarques.
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La première est que la production de soi ne se limite pas au domaine électif qu’on serait tenté de lui attribuer: l’art, l’artisanat ou les professions intellectuelles2. Elle désigne l’activité vivante qui confère un devenir au sujet dans la temporalité propre à une Å“uvre s’accomplissant dans quelque domaine que ce soit. Dans les systèmes productifs, dont l’efficience repose sur l’hétéronomie, tout ce qui ne participe pas directement du travail fonctionnel attente au rendement et introduit de la discontinuité, risque qu’il faut prévenir par tous les moyens. Pour le salarié qui pointe, le travail condamne à l’attente du non-travail dont l’ennui en dilate interminablement la durée. Le rapport au temps est celui d’un soulagement concédé parcimonieusement par un régime d’obligations inflexibles.
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Dans l’activité artistique, à l’inverse, comme dans toute activité où comme dit Lacan « la fondation d’un savoir est que la jouissance de son exercice est la même que celle de son acquisition », le temps perdu n’existe pas. Les produits enfantés par la créativité ont besoin de la discontinuité, de l’échec, du recommencement et de la latence comme autant de ressorts nécessaires à leur élaboration, un peu comme la valeur du silence en musique, lorsque la respiration muette prolonge le son en l’abolissant.
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Autre remarque, l’augmentation du temps libre consécutive à la diminution du temps de travail est-elle aujourd’hui en mesure d’abattre les cadres de la société salariale traditionnelle? On peut en douter. La réduction du temps de travail représente un progrès social mais à la condition que, pour les mentalités, l’espace de vie en dehors du travail cesse de coïncider avec l’espace des loisirs. L’offre en loisirs apparaît, au contraire, comme une façon d’intégrer le temps libre à la société salariale, car ce temps, dont le tout-venant bénéficie, le prédestine en premier lieu aux pratiques de consommation. La formule « travailler moins pour vivre mieux » est censée traduire une aspiration légitime et profonde des salariés. Mais rien, dans les signes épars de cette aspiration au temps libre, n’augure d’un mode de vie en rupture avec la société salariale. Car la plupart des slogans qui cherchent à interpréter un rééquilibrage entre le temps de travail et le temps de vie tiennent pour acquise la négativité du travail en espérant seulement qu’on réussira à lui concilier un espace d’expression personnelle.
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Il existe cependant une différence cruciale entre la tendance à vouloir disposer de davantage de loisirs et l’aspiration à employer le temps libre à des activités que les individus font pour eux-mêmes; des activités suffisamment attrayantes que l’intérêt qu’elles leurs inspirent minimisent à leurs yeux l’importance des avantages qui découlent du travail/emploi. Cependant, les activités sur mesure que les individus se choisissent à la mesure d’un désir ou d’un talent peu conformes à des professions honorables recensées par le marché de l’emploi, demeurent à risque et exposées à la précarité. En plus, rien n’est fait aujourd’hui pour favoriser l’émergence d’espaces de production, de recherche et d’expérimentation constituant des opportunités pour des collectifs de promouvoir des formes de coopération autonomes et d’échanges informels selon des règles fixées par eux. On objectera que les Å“uvres associatives remplissent ce rôle. Mais le cadre associatif qui doit être réformé, où le bénévolat limite l’investissement personnel à une activité auxiliaire additionnée au travail légal, n’est guère en mesure de procurer un revenu substantiel et un statut social dignes de ce nom.
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Le fait que, seule la rémunération dans le cadre contractuel de l’emploi définisse la valeur d’un travail, nie la pertinence de toute activité dont le salaire n’est pas l’efficace. A la suite, tout ce que l’individu peut produire de lui-même, tout ce que le sentiment de sa propre liberté lui intime de faire ou de refuser de faire en dépit des conseils que des idéologies travaillistes diffuses lui prodiguent pour son bien, est ravalé au niveau d’une rêverie qui égare ou d’une adolescence tumultueuse appelée de toute façon à rentrer dans le rang. Tout ce qu’une vie recèle de talents inavoués, l’embrasement d’un élan vite stoppé par les calculs d’un plan de carrière, tout cela vaut peu par rapport à ce que chiffre la fiche de paye. Celle-ci, à chaque fin de mois, qualifie mon humanité en des termes si mesquins que beaucoup n’ont même plus la force d’en rougir de honte.
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Même si le pouvoir d’achat sauve de la honte d’être un pauvre, il reste à savoir si la nature du manque qui meut une vie humaine peut être circonscrite à travers l’ensemble des besoins qui la déterminent en apparence à être ce qu’elle est. Je crois, au contraire, que l’individu laisse subsister au cÅ“ur du système de verrouillage le plus affermi une indétermination et une turbulence qui expose ce dernier à la crise.
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La quête d’une gratification salariale dûment obtenue, dans la mesure où le salarié s’acquitte de ses engagements avec l’assiduité voulue par un employeur, n’a rien à voir avec la passion de qui travaille à perte, sans espoir d’un revenu ajusté au temps qu’il passe à une tâche qui a d’abord un sens à ses yeux. Pour la raison que ce qu’il fait et ce à quoi il voue son temps sans compter, suffisent à le rendre présent à lui-même et vivant pour les autres. On dira que c’est un luxe et cela l’est certainement. Mais ce luxe est si précieux: rien d’autre que la vie à vivre, que beaucoup n’hésitent pas à renoncer à un confort fastidieux en acceptant des conditions de vie qui, si elles sont moins reluisantes, leur permettent du moins de se consacrer à la production créatrice et autonome.
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Car la terreur douce du travail n’est-elle pas celle-là : la désagrégation de l’individualité productrice, la cessation de la générosité créatrice par sa dilution dans l’anonymat d’une force de travail cherchant acquéreur?
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 Yovan Gilles
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 1En Occident, de Blake à Hölderlin, de Lautréamont à Valéry et à Heidegger, les tentatives n’ont pas manqué pour sauver la poésie de conceptions navrantes qui bornent son influence à la pensée littéraire. Ils pressentaient à titre divers que la condition poétique enveloppe la condition humaine. Le poïéma ou poème, n’est qu’un substantif dérivé de la racine « poï » (faire) qui renvoie à la dimension pragmatique de la créativité évoquée par Daumal. Mais chez les Hellènes, la poïésis marque également la souveraineté de celui qui, parce qu’il crée quelque chose, échappant ainsi à la condition servile de qui est condamné à reconduire sa survie de jour en jour, peut se consacrer à l’essentiel, c’est-à -dire au superflu. C’est pour cela que la poïésis désigne le travail qui est création, le seul travail qui, pour les Grecs, valait la peine d’être entrepris et qui, pour cette raison, n’est plus un travail au sens du ponos, le travail pénible qui ne tire pas sa justification de lui-même.
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 2Au XIXème siècle, lorsque le système des fabriques a substitué à la production sensible la mécanisation des tâches de production, la notion d’œuvre ou d’ouvrage s’efface progressivement pour laisser la place au produit manufacturé; l’ouvrier fait sa révérence: il est devenu un travailleur. Aux corps de métiers se substituent les masses laborieuses. La classe ouvrière – la classe de ceux qui Å“uvrent – conservera de moins en moins cet héritage de la production de soi, du métier, de l’art que l’on dispense selon certaines règles et sous certaines conditions attenantes à l’éthique du métier.
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